Première partie 


Cinq chats miaulent sur le carrelage crasseux de l’étroite cuisine, un miaulement plaintif à la fois rauque et criard, dans tous les cas il est insupportable. La vieille jusque-là enfoncée dans son fauteuil et à demi-endormie devant son antique téléviseur à tube cathodique qui n’affiche rien d’autre que de la “neige” . Elle se redresse péniblement, toutes ses articulations craquent et semblent se remettre en place, ses os font un bruit similaire à celui du grincement du bois de la cale d’un vieux navire. Tout cela est chancelant, mais ça tient. La vieille tient debout, plus robuste que de l’ébène, et avance en traînant les pieds dans ses charentaises. Ça fait un bruit de frottement aussi désagréable, ou presque, que le miaulement des chats qui n’en finissent pas de s’agiter dans tous les sens, en se heurtant parfois. La vieille met un grand coup de pied dans ce regroupement de mendiants ayant l’air de crever la dalle depuis des décennies, mais le groupe se reforme aussitôt et se remet à miauler de plus belle.

“La ferme !” cri-t-elle violemment, et le répète trois ou quatre fois sans toutefois parvenir à faire cesser ce concert de cordes vocales toutes bien décidées à atteindre un but bien précis, qui n’est autre que la sacro-sainte ouverture de la boîte de pâtée de marque Eco+. Alors là ils se frottent contre ses jambes, et leur queue s’enroulent autour d’elles comme autant de serpents. Elle verse une partie du contenu de la boîte et n’a pas le temps de terminer que les chats sautent les uns après les autres sur le comptoir. La vieille les envoie valser, puis pose la gamelle au sol pour en finir avec ces morts de faim.

Fermement décidée à retourner fusionner avec son fauteuil que les chats se sont chargés de lacérer à coups de griffes, elle avance toujours en ne levant pas les pieds, glissant telle une patineuse artistique qui n’aurait eu aucune grâce ni aucun style. Alors elle avance sur la piste de son salon sans projecteurs ni musique.

Sa maison n’est pas bien grande, un enfant de 5 ans traverserait en courant la longueur du salon jusqu’à la cuisine en 2 secondes. Elle n’a jamais eu d’enfants la vieille, elle n’a jamais souhaité vivre l’atroce supplice de l’accouchement, ce moment où le nourrisson encore couvert des diverses matières dans lesquelles il s’est développé pendant neuf mois est extirpé du vagin complètement déformé et béant. Il y a quand même une tête qui passe par là, ce n’est pas rien… Une tête, un cerveau, qui s'extirpent de ce moment serein qui précède la naissance, on se demande bien pourquoi. La vieille pense que tous les bébés devraient mourir avant même de venir au monde, mais... il en est autrement. Elle s’est aussi toujours demandé qu’est-ce qui pouvait bien pousser les femmes à désirer sentir leur ventre envahi par un parasite leur bouffant la moitié de leur énergie. Non, décidément ça n’était pas son truc la marmaille dans, et hors de son ventre. Alors elle a pris le moins de risques possibles pour éviter qu’un accident se produise : la fécondation de son ovule, et qu’une vie se produise évoluant et grandissant dans l’aridité faite de cendres et de poussière de son existence.

La vieille n’a pas eu à se poser de questions ou élaborer une stratégie visant à éloigner les garçons, la vie s’est chargée seule de le faire pour elle. Son physique, sans dire qu’elle était ingrat, avait ceci de particulier qu’il agissait comme un parfait repoussoir. Les traits de son visage étaient durs et méchants, amplifiés par la couleur noir de jais de ses petits yeux torves brillants constamment d’une lueur terne. Filles et garçons la craignaient et elle n’a jamais été encombrée d’une quelconque amie qui aurait traversé tous les obstacles qu’elle mettait entre elle et le reste du monde. La vieille a donc toujours été seule, très tôt disqualifiée de cette grande course que représente la survie dans un monde taillé pour les "winners" abrutis, inconscients de la fin de toute chose, et se croyant éternels. Les imbéciles.


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