La forme des nuages en hiver

5 heures du matin, le radio réveil s’allume et me hurle le « fil info » dans l’oreille avec au menu, des grèves, la mort de Madonna, et un violent tsunami qui a dévasté les côtes des Philippines. Je parviens à éteindre l’appareil avant qu’il ne me crache la météo du jour, en revanche je n’arrive pas à stopper la ritournelle de « Like a Virgin » qui s’est logée dans mon crâne comme une balle dès que j’ai appris la nouvelle : « Like a virgin touched for the very first time. Like a viiiiirgin when your heart beats next to mine ». Ma grasse matinée est foutue.

Le café coule, serré, c’est comme ça que je l’aime. Je ne suis pas très patient, j’aurais souhaité être dépendant au tabac uniquement pour tuer l’ennui, consumer le temps à coup de brèves aspirations, le réduire littéralement en cendres, puis écraser le mégot avec une certaine délectation nerveuse. Finalement, le temps de m’imaginer accro à la nicotine, le récipient s’était rempli du précieux nectar. À partir de maintenant la journée, qui n’a pas encore commencé, sera rythmée par une série ininterrompue de déversements dans le mug sur lequel est inscrite en lettres enfantines la phrase à demi effacée : « Bonne fête papa ! », ornée de dessins fantomatiques de fleurs et de cœurs maladroitement exécutés.

Du mug posé sur ma petite table de cuisine s’échappent des volutes de fumée bleutées. Cette vision m’inspire une photographie pouvant être une image parfaite du calme matinal à l’heure du crépuscule astronomique. Hors je ne dispose pas d’appareil pouvant me permettre de prendre une telle image, pas même sur mon téléphone ultra basique qui provoquait les moqueries de mes anciens collègues tous équipés du dernier iPhone de je ne sais quelle génération. La photographie sera donc mentale et stockée dans le cloud de mon cerveau quelque-part entre Candice en équilibre sur la selle de son vélo rose, et Anita qui esquisse un sourire charmant, en s’ébouriffant les cheveux dans la chaude lumière de l’heure dorée.

Ces images sont rares en comparaison des milliers de clichés approximatifs que l’on oublie dans l’espace de stockage des appareils connectés. La précision d’un souvenir ne vaut pas celle générée par des millions de pixels, mais il transporte avec lui tout un bagage émotionnel sans équivalent et il présente la particularité d’être vu les yeux fermés, ce qui représente pour le moment, il faut bien le dire, une certaine longueur d’avance sur la technologie.

Je bois une première gorgée de ce café, l’arôme est boisé, il faudra bien que je m’en contente. Après trois ou quatre gorgées mon regard tombe sur le bureau en désordre et la lumière de l’écran de mon ordinateur éclairant ce petit champ de bataille. Un formulaire de réservation de billets de train en ligne s’affiche, déjà rempli, il ne reste plus qu’à valider d’un clic et la transaction sera automatiquement effectuée. C’est bien pratique, me dis-je. Mais la futilité de ce voyage m’apparaît soudainement très nettement. Alors une idée commence à prendre forme dans mon esprit, jusqu’à devenir une évidence : il faut que je parte loin, beaucoup plus loin.

*

Par le hublot je ne distingue nulle mosaïque de champs de maïs et de terre labourée, le tout fragmenté par le réseau dessiné par les routes, non, juste la masse informe, compacte et grise des nuages. Sur ma gauche un gamin de douze ou treize ans joue sur son smartphone, un truc violent et sanglant ne semblant réclamer d’autre compétence au joueur que d’appuyer frénétiquement sur l’écran pour donner des coups. En détournant mon regard je suis saisi par une violente bouffée d’angoisse et décide sans tarder de prendre un comprimé de Xanax pour étouffer cette terrible sensation hélas habituelle. Le reste du vol se passe normalement, les voyageurs dorment, lisent, ou regardent un film, bref ils prennent leur mal en patience avant d’arriver à destination.

Désormais l’avion fend le ciel à la vitesse de 858 km/h pour le modèle de la famille des Airbus A320, j’ai eu cette information parfaitement dispensable sur internet. Presque paradoxalement on a l’impression d’aller plus vite dans une Twingo lancée à son allure maximale sur une autoroute. Je regarde de nouveau par le hublot, et observe le manteau gris se disloquer laissant entrevoir l’étendue inquiétante et uniforme de l’océan. Plus rien ne m’indique où je suis, enfin quelque-part au dessus de l’atlantique, c’est tout.

Nous ne survoleront aucune côte, aucune plage de sable blanc, aucune terre d’aucun continent. C’est ici au dessus de cette abyssale surface que tous les espoirs de vacances, toutes les retrouvailles familiales, les ambitions de carrières, se disperseront. Le réacteur droit se met à cracher des flammes et une épaisse fumée noire s’en échappe. Le feu gagne le second réacteur qui explose spontanément. Des cris de terreur retentissent dans tout l’habitacle tandis que l’avion commence à perdre de l’altitude et à plonger droit vers la surface de l’océan. À cette allure le liquide doit avoir la consistance du béton.

5 heures du matin, le radio réveil s’allume, je me dresse sur mon lit, le front en sueur. Les infos n’annoncent pas le décès de Madonna, ni de tsunami dévastateur, par contre il y aura bien des grèves, il y a toujours des grèves…

Le jeudi matin en hiver, tous les bancs du parc sont libres. Mon choix se porte sur celui duquel on peut observer le ciel sans que ce dernier soit obstrué par les branches nues des grands peupliers italiens (Populus nigra ‘Italica'). La population du parc se résume à quelques vieilles dames qui promènent leur chien, et à quelques joggeurs qui parcourent les chemins à allure modérée ou rapide en vérifiant de temps en temps leur montre connectée. Le ciel est clairsemé, les nuages de formes diverses masquent partiellement sa couleur, un avion le traverse en diagonale. J’ai droit à une seconde chance, me dis-je.




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